– Qu’as-tu, Bernard ?
– J’ai que je suis heureux.
– Ton soulier droit bâille. Tu n’es pas rasé. J’ai aussi le regret de t’apprendre qu’avec tes joues aplaties, ton nez généreux, ton complet à raies verticales, tu évoques irrésistiblement l’idée... l’idée d’un zèbre.
– Je suis heureux. Arrêtons-nous à ce café. Je paie une glace.
C’est avec lui-même que Bernard discutait ainsi. Depuis quelques années déjà, il se surprenait à parler tout haut. Dans sa chambre, il arrivait encore, par n’importe quelle humeur, à se taire. Il s’ingéniait même à favoriser le silence en marchant sur la pointe des pieds, en enjambant le parquet de tapis à tapis, en allumant la lampe avant l’heure. Dans la rue, il devenait aussitôt parent de ces jouets qui ne roulent qu’en poussant des cris. Il esquissait même les gestes. Quand il ne parlait point d’ailleurs, il n’était pas très certain de penser. Il surveillait des heures entières les objets de son appartement, désœuvré et vide de projets comme un pâtre ; il attendait que l’un d’eux s’écartât du troupeau ; il redressait ce cadre, il reculait, il rattrapait cette potiche. Certes, il sentait au fond de lui une force, une base... de quoi penser enfin, mais il y avait presque toujours le vide entre sa pensée et sa parole. Il suffisait, pour l’amorçage, de prononcer les premières phrases venues :
– Je veux... je vais parler. Je parle... Je l’aime.
Il se proposait, en riant de choisir, une fois pour toutes, la formule définitive. Son esprit paresseux mis en train, il faisait souvent les demandes et les réponses ; face à la glace, il répétait par exemple sa journée, visite par visite, se souriant, s’inclinant, laissant échapper un mouvement de dédain, le réprimant. Chaque pensée, chaque geste était pour lui partie d’une collection : indécis, il essayait le modèle précédent, le modèle suivant. Cela était ridicule ? On n’est point ridicule de jouer avec un travers, et c’était vraiment un moyen infaillible de faire le point de son esprit que d’obliger Bernard premier et Bernard second, Bernard grincheux et Bernard bon enfant à tirer au net leur humeur. Il savait parfaitement, par exemple, qu’en cette heure, à cette terrasse, et malgré la fâcheuse comparaison avec le zèbre, il était heureux.
Il était heureux de se sentir juste assez éveillé, juste assez rêveur pour cet après-midi d’automne. Un air miroitant prêtait aux objets les plus ternes cette douceur que le verre prête aux yeux des myopes. On avait envie, par soumission, de prendre les repas dans des réfectoires, d’aller dormir dans des dortoirs, et chaque couple semblait une tête de file dont il était tenté d’emboîter le pas. Les femmes se hâtaient, de leur pas le mieux remonté, si ingénues, si enviables, costumées en oiseaux des îles. Bernard était heureux d’être un homme.
– Tu es pauvre, et sans espoir d’hériter jamais. Tu n’es pas beau : tu as l’air souffreteux d’une antilope, avec tes cheveux fauves, avec tes yeux doucereux... C’est ce soir que paraît ta liste de licence : tu seras refusé.
Cette fois, il n’avait même pas à se répondre, tant ces menaces l’atteignaient peu. Certes, il aurait mieux valu être né milliardaire, avoir le visage d’Adonis, être sous-admissible à la licence. Mais là n’était pas la question. Bonheur et malheur aujourd’hui n’avaient rien à faire ensemble. L’un n’était point le contraire de l’autre. On peut avoir parfois la vertu et le défaut du même ordre. Bernard se sentait justement bavard et silencieux, avare et prodigue, attristé et heureux.
Depuis le lever, maître de sa belle humeur, il se faisait des surprises. Il trouvait dans ses sentiments les plus habituels cent raisons de se féliciter de la vie. Lorsqu’on regarde fixement les mots les plus communs, ils se désagrègent, deviennent méconnaissables, reprennent pour une minute l’aspect de leur ancêtre hébreu ou saxon. Bernard regardait à la loupe ses actes et ses gestes les plus indifférents. Ils avaient une base d’or.
Pour préparer son examen oral, il avait eu, dans la matinée, à traduire un passage obscur d’Aristote. Il s’en était félicité :
– Heureux Bernard ; songe à la chance extraordinaire qui te permet de faire cette version. L’esprit du plus grand génie, tu vas le puiser à sa source, dans son bouillonnement ; tu es le baigneur qu’on laisserait, à Vichy, se baigner dans la Grande-Grille elle-même... Aristote écrivit cette phrase, rêva un peu, tourna en rond, remit cet accent oublié...
À midi, il partit pour le restaurant.
– Les Parisiens, Bernard, profitent pour visiter Paris d’un été pluvieux qui les y retient... Prends donc ce jour de congé pour contempler vraiment le jour et ses saisons, pour le suivre heure par heure, du matin à sa chute.
Et maintenant, à sa terrasse.
– Bernard, imagine-toi, comme Siegfried, que tu n’as jamais vu de femmes. Mais tu soupçonnes qu’elles existent. L’une d’elles va peut-être passer.
Enfantinement, il se donnait à son jeu. Il fermait les yeux. Il les fermait sur les trois mille dernières années. Le monde était frais et merveilleux. Les ombres dans le jour le morcelaient comme un enclos, les ombres de la nuit l’élargissaient jusqu’au vide. Tendues déjà à travers champs, les haies arrêtaient et distribuaient les fleurs sauvages et le gibier. Des ruisseaux traçaient, pour le jour où Bernard serait fatigué, la seule pente insensible et parfaite de la montagne à la mer. Le monde était merveilleux, tout frais, mais il y était un peu seul. Il eût souhaité un compagnon à peu près de sa forme, plus fluet seulement, plus lisse... Son cou ? sa taille ? le double fût de ses chevilles ? rien que l’aspic le plus court, en mordant sa queue, ne puisse boucler... Ses mains ? Qu’importait ! À la place d’avant-bras, elle pouvait avoir de très longs doigts cannelés et palmés. Ainsi elle serait – pourquoi disait-il : Elle ? – ainsi cet être nouveau serait incapable de retenir, d’enlacer. Elle caresserait comme un oiseau, frémissant, sans pouvoir étreindre. Il suffirait à Bernard de se croiser les mains derrière le dos pour que l’amour de sa compagne fût impuissant.
C’est ainsi qu’il éveillait sa pensée avec des ruses parentes de celles qu’il employait pour exciter sa mémoire. Il lui fallait d’abord des moules où la déverser. Pour faire ses dissertations, il commençait par dessiner, au crayon de couleur, des cases sur du papier blanc. Il se représentait d’abord ses conférences à vide, en six ou sept paragraphes qu’il n’avait plus qu’à remplir, au fur et à mesure. Le procédé avait réussi à Balzac, disait son scoliaste, et aussi à Dieu pour créer le monde. Mais, une fois ébranlée, son imagination ne connaissait plus de limites. Elle suivait son cours avec la logique d’un rêve. Elle supprimait les obstacles du temps, de l’espace. Elle donnait en tout événement le premier grand rôle à Bernard, qui le tenait avec modestie, et rachetait sa gloire générale, pour sauvegarder la vraisemblance, par des humiliations de détail.
Deux passants causaient de l’Alsace ? Bernard, le jour de la guerre, y pénétrait le premier. C’était logique, puisqu’il était le premier par rang de taille de la première escouade, qui fournissait les éclaireurs. Le village l’acclamait ; il était seul, son Lebel à la main, un coup de sabre ayant arrêté son compagnon. Les jeunes filles, à sa vue, arrachaient de leurs cheveux leurs nœuds de deuil. Les corbeaux aussi s’enfuyaient. Pourquoi fallait-il, alors que les balles ne l’avaient même pas effleuré, qu’il eût une ampoule au pied gauche ?
Un vieux monsieur parlait de frères et de sœurs à la table voisine ? Bernard, qui était fils unique, songeait. Il allait voir, il voyait un étranger s’approcher de lui
– Vous n’avez pas de sœur, Bernard ?
– Non.
– Comment la voulez-vous ?
Il reconnaissait son interlocuteur. C’était le seul homme au monde qui pût changer le passé. On le rencontrait une fois dans sa vie. Il en profitait :
– Je la veux grande, brune avec des yeux bleus, si cela est trop demander, blonde avec des yeux noirs. Je veux que, dans notre enfance, nous nous soyons battus comme des chiffonniers. Par vengeance, alors qu’elle avait sept ans, elle me poussa dans un lavoir. La moindre flaque d’eau nous est un souvenir. Mariée à un écrivain célèbre, elle le dédaigne un peu et ne pense qu’à son inutile frère.
– Pauvre Bernard ! Tout cela, hélas ! est impossible. Où avez-vous pris qu’on façonne des sœurs de vingt ans ? Mais ne vous désolez pas ! Que faut-il pour vous consoler ?... Je vous donnerai pour garnir votre cheminée un buste de Houdon. Choisissez aussi entre ces trois Watteau.
On l’interpellait. Il se secoua, cligna des paupières et de l’esprit, remettant l’univers au point, souriant de sa naïveté, mais non sans être fier de son imagination. Un mendiant lui offrait, pour deux sous, une feuille de papier vert où était écrite la bonne aventure. Il la plia, machinalement la mit dans sa poche comme un ticket qu’il présenterait, valable pour la journée, à tout nouvel importun. Puis, comme il était heureux, après tout, comme après tout il avait besoin sur-le-champ d’une raison de l’être, il fit ce qu’il appelait son contrôle : il s’était découvert récemment un rare privilège. Quand il fermait brusquement les yeux, après que le phosphore avait tracé sur le fond des paupières les figures d’or, les feux habituels, une clarté étrange y jaillissait, nette comme un éclair, incomparable. Tout fonctionna parfaitement. Il se leva, satisfait. Il suivit la plus belle rue.
À peine au bord du trottoir, il se sentit dans un sillage. Sur le visage des promeneurs qu’il croisait, remuaient encore, balancés, le regret et l’admiration. Bientôt il dut ralentir le pas. Celle qu’il suivait était à deux mètres de lui. Bernard connaissait trop mal les femmes des riches pour ne pas croire, en apercevant celle-là, qu’il l’avait déjà rencontrée. Il avait déjà vu, en effet, ce regard qui passe indifféremment sur les choses comme la lumière elle-même, cette lassitude dans les lèvres qui masque mieux le bas du visage que le voile d’une Touareg, ce corps qui ne déplace pas plus d’air pendant la marche, – les bras allongés, les chevilles réunies par l’étroite robe – que n’en contiendra son cercueil. Mais Bernard le subtil se rendait compte que cette nonchalance et ce teint adorable étaient des qualités de caste, que les égaux de cette femme ne les remarqueraient point : il essayait de découvrir sa force ou sa tare originale.
Elle allait, de ce pas indivisible qui va une autre allure que le temps, mais, nouvelle Atalante, elle devait s’arrêter et contempler, à chaque vitrine, les diamants et les perles que Bernard y avait fait disposer. Il osa se tenir près d’elle, devant le magasin d’un antiquaire. Les objets étaient rares et isolés comme dans un salon : un Christ d’ivoire sans croix, qui sur tout objet, maintenant, était crucifié ; un petit dieu égyptien cloué sur son siège : il était taillé dans le même porphyre que les statues de Memnon, le soleil couchant arrivait sur lui, une minute, et, comme elles, il allait doucement se plaindre. C’est alors que Bernard leva les yeux. Il les rabaissa, découragé.
Que portent donc de telles femmes dans le regard ? Pourquoi désespère-t-on à leur vue comme un prisonnier devant le mur de ronde ? Allait-il falloir croire encore au faux destin, aux maléfices ? Des secrets, depuis Œdipe en somme, il n’y en a plus. Personne n’est en possession de la goutte de feu qui, jetée dans la mer, consumera en un jour toute l’eau du monde. Personne n’est l’objet de malédictions qui donnent à son pain un goût de mort, ou n’est doté d’un double qui le suit, le nargue et le caricature. Les cochers, les gouvernantes, les concierges sont à l’abri de cette force qui dictait autrefois des réponses aimables aux personnes bourrues. Il n’y a plus de secrets. Pourquoi alors pareil regard, si ces femmes ne se lavent pas dans des bains de sang, si elles n’ont pas un Indou porte-épingles, si les dieux ne descendent plus vers elles, sous la forme d’animaux.
Elle avait déjà disparu. Pour une fois qu’il suivait une femme, elle entrait au Ritz, Il en était tout fier, et, jusqu’au Luxembourg, il s’appliqua, par dignité, à dédaigner toutes les autres. Il dédaigna quatre ouvrières, que son pas inflexible dispersa, dont les sourires jouèrent aux quatre coins. Il dédaigna une grande fille bleue qui cherchait de son haut une occasion dans les coupons d’un étalage. Mais, dans le Jardin, des étudiants facétieux avaient teint le bassin en rouge ; les oiseaux, après avoir tracé dans le ciel le même vol, le terminaient, en se posant, chacun par son paraphe ; un enfant voulait jeter une chaise dans la fontaine pour les poissons fatigués ; le clairon de garde, pris de gaieté, sonnait la retraite en fantaisie malgré les menaces du gardien chef. On ne pouvait ne pas être reconnaissant à cette joie facile, à ces enfants, à ces femmes, à toutes les femmes, poupées de son et de satin, velours du monde. Il monta l’escalier de son hôtel quatre à quatre ; il craignait, dans sa tendresse, de rencontrer, d’embrasser la bonne.
La nuit tombait. Dans sa petite chambre qui donnait sur Paris et sur les cours de l’École Polytechnique, avant de prendre son repas, il attendait le courrier. Chaque jour, vers cette heure, il faisait le compte des lettres qu’il pouvait raisonnablement recevoir, si la chance s’en mêlait : un mot de Dolorès, sa camarade de bibliothèque, confirmant leur rendez-vous pour le lendemain ; un pli du Recteur, qui le dispensait des épreuves orales à cause de son excellente dissertation ; dix lignes du Directeur de la Revue des Deux Mondes : La Revue désirait enfin un roman de vrai jeune ; ce jeune pouvait être inconnu, il devait même l’être ; il suffisait qu’il eût du talent : le comité avait pensé à Bernard...
De sa fenêtre, pour passer le temps, il essayait d’imaginer les impressions de l’homme qui vit, pour la première fois, tomber la nuit. Il ne garda en lui que la mémoire d’une clarté continue ; de chaque jour dont il se souvînt, il expulsa la nuit, comme un noyau. Certes, la couleur noire lui était familière ; sur le bord des mers, se dressent parfois des temples en marbre sombre ; la vierge auvergnate, vierge de lave, régissait sa paroisse ; il avait vu aussi des orages, des cheveux, des vêtements de deuil, mais sans se douter que c’étaient les lambeaux arrachés à une obscurité qu’il ne connaissait point... Or, ce soir... le soleil disparaissait. Des chats – c’était bien des chats – erraient sur la gouttière, miaulant. Ainsi ils s’effarent et quittent la cale pour le pont, à l’approche du naufrage. Une fraîcheur – c’était bien une fraîcheur – passait au vernis les toits pour que la nuit puisse prendre. Le concierge de Polytechnique courait désemparé vers les objets oubliés dans la cour par les élèves : un bonnet de police, un atlas, quarante gros canons. Entre le ciel – c’était peut être encore le ciel – entre ce qui s’arrondissait là-haut et la terre, s’était glissé un transparent : demain matin les étoiles seraient décalquées sur le sol. Bernard ressentait une envie délicieuse de se boucher les oreilles, de fermer les yeux. Il les ferma, il frissonna, stupéfait : On pouvait avoir la nuit chacun pour soi. On pouvait s’asseoir par petites tables à son festin.
Un coup de sonnette interrompit son jeu. Le garçon apportait deux lettres. Pas d’entête, pas de couronne ; elles ne venaient ni de la Revue des Deux Mondes ni d’une marquise en quête de secrétaire.
La première n’était que de ses parents. Ils partaient au chevet d’une cousine malade. Ils lui ordonnaient de quitter Paris sans retard pour venir garder le magasin.
– Mon cher Bernard, lui disait dans la seconde un camarade, tu n’es point malheureusement sur notre liste de licence. En français, il paraît que tu n’as point traité le sujet. En grammaire, tu as zéro. Tu aurais expliqué les diphtongues en eu par les règles des diphtongues en ain.
Il releva la tête. Il s’efforçait de croire qu’il n’était pas surpris ; il s’attendait encore à ce que Dolorès ne vînt pas le lendemain au rendez-vous, il ne voyait pas non plus comment il pourrait jamais être reçu à son examen. Il n’avait d’ailleurs que ce qu’il méritait. Son zéro lui apprendrait, dorénavant, à se servir pour retenir sa morphologie de ces formules mnémotechniques, classiques et stupides. Il avait confondu la première : l’œuf de la jeune couleuvre est mobile, avec la troisième ou la quatrième : La nonnain étant quinteuse...
Il mit son courrier dans sa poche. Une feuille de papier vert en tomba ; c’était la bonne aventure du mendiant.
Il la lut, machinalement.
– Vous êtes né sous l’astre qui favorise les vastes entreprises. Vous obtiendrez les décorations françaises et nombre d’ordres étrangers Si vous cherchiez autour de vous, vous auriez vu qu’une jeune fille était souvent sur vos pas. Elle est brune. Le sentiment est son plaisir préféré. Le jour où vous lirez dans ses yeux adorables, ne transigez pas, demandez sa main. On pourrait proprement vous appeler l’enfant du bonheur.
C’est ainsi que continuent à arriver, après le télégramme qui annonça la mort d’un ami, à la fin d’une traversée, les cartes et les lettres où il raconte ses escales. Bernard alla s’accouder à la fenêtre, sans appétit. Les lumières, les constellations, les chats ne l’étonnaient plus. C’était le jour, il se le rappelait maintenant, c’était le jour qu’il n’avait jamais vu.